J'aime sentir sa main sur mon épaule. Dès que je la sens se déposer sur moi, je sais que c'est elle. Il y a bien longtemps qu'on ne me touche plus par plaisir. On me lave, on me lève, on me torche, mais on ne m'offre plus de caresse. Il n'y a qu'elle qui me touche doucement, qui passe sa main dans mes cheveux blancs en me disant que je suis belle. Sa couleur café et son accent haïtien me réconfortent. Sa paume caresse doucement mon avant-bras. Son regard est plein de soleil, son sourire éclatant.
Ça va bien aujourd'hui? »
-« Oui, vous? »
-« Ça va bien. Il fait beau dehors, on met de la musique avant le diner? »
Elle met sa musique haïtienne au salon et ça me fait rêver. Il y a des infirmières qui chialent et disent que la musique les dérange. Entendre de la musique, moi, ça me garde en vie.
Elle prend mes mains et ferme les yeux en chantant. Je chante un peu n'importe quoi, mais ca fait tellement de bien. La vie est douce. Je me vois danser avec mon mari. Je revois notre mariage. Les enfants qui courent quand nous dansions dans la cuisine. Nos vacances en 1954. Son rire. Sa peau. Il me manque. Mes enfants aussi. La douceur de leurs cheveux et l'odeur de leur peau. Le temps a passé si vite les 80 premières années de ma vie et il s'éternise maintenant.
Patsy est une perle. C'est la préposée de jour. Elle arrive parfois en retard, elle nous fait parfois attendre, mais elle prend soin de nous, avec ses mains et avec son cœur. Je sais qu'elle aime être ici. Elle me traite comme un être humain. Elle prend le temps de nous parler. De me faire un câlin, avec ses gros seins qui m'écrasent pour me réconforter. Elle met de la joie dans la pièce quand elle fredonne des chansons. C'est de ça dont j'ai besoin. Sa bonne humeur est ma pilule pour l'âme. La seule vraiment efficace.
Mais le centre aimerait qu'elle fasse les choses plus rapidement. J'entends souvent la chef lui dire : « Ici, ça doit rouler. » Pas le temps de donner du bonheur. Elle n'est pas payée pour ça. Mais elle résiste.
Le diner arrive. On ferme la musique. On nous corde comme du bétail. On nous met une bavette. On dirait que je suis à la garderie. Nous sommes tous assis face à face en silence. On entend seulement l'infirmière qui insiste pour que Monsieur Lalonde mange, mais il n'a plus son dentier depuis deux mois. Il l'a perdu. Personne ne sait où. Deux mois sans dents. Deux mois sans que personne ne s'en occupe. Même s'il est chialeux, je suis triste pour lui. En plus, quand il boit son café, ça coule sur le côté de sa bouche et ça me lève le cœur.
Un morceau de dinde, des patates pilées et un morceau de brocoli... en purée. Je n'aime pas la purée, je n'aime pas la dinde sans sauce. Je voudrais manger comme avant. Je voudrais gouter. Je voudrais des chips. Des gâteaux. Croquer dans une carotte. Manger la lasagne que je faisais pour mes enfants. Le plaisir de manger n'existe plus. Manger pour survivre à une vie qui n'en finit plus de s'éterniser.
-« Mangez! »
Toujours des ordres : prenez vos pilules, mangez, levez-vous, buvez. On ne s'y habitue pas. Les mots pour nous diriger. Les mots pour « drabes ». Les mots qui ne veulent plus rien dire. Sauf quand Patsy chante.
J'ai juste picossé. Juste pour qu'on me sacre la paix.
13h30.
-« C'est l'heure de la sieste. »
La sieste. Comme si j'avais trois ans. Je me suis levée et je n'ai rien fait d'autre qu'attendre et là, on m'oblige à me coucher. À quoi bon rouspéter? Quand je me couche l'après-midi, je ne dors pas. J'écoute les infirmières qui parlent. J'écoute leurs histoires. Je vis un peu à travers ce que j'entends. J'essaie de comprendre l'actualité à travers les bribes de conversations. Parce qu'ici, personne ne me parle de ce qui se passe. On me parle du soleil et de la pluie.
Dans mon lit, les yeux ouverts, j'attends que la sieste passe. J'attends encore. Je pense au dentier perdu. À Patsy qui chante. À ma fille qui m'a surement oubliée ici. Je suis une attendeuse-penseuse.
…La suite dans le prochain texte de mon blog déjà en ligne.